Interview au Point le 30 octobre 2023.
Cette fois-ci sera la bonne, veut croire Bruno Retailleau. Après de multiples tergiversations, le projet de loi immigration porté par Gérald Darmanin s’apprête à reprendre finalement son parcours législatif, avec pour objectif d’être définitivement adopté avant la fin de l’année. Largement remanié par la commission des Lois du Sénat au printemps dernier, le texte s’apprête désormais à être discuté en séance plénière au palais du Luxembourg à partir du lundi 6 novembre. Le président du groupe Les Républicains répète dans Le Point ses conditions pour voter la copie du gouvernement : la suppression de l’article 3, prévoyant la régularisation de clandestins travaillant dans des « métiers en tension », comme de l’article 4, ouvrant le droit de travailler dès le premier jour aux demandeurs d’asile issus de pays non sûrs. Se targuant qu’« aucun gouvernement de droite n’a fait » ce que son groupe s’apprête à réaliser, Bruno Retailleau détaille en sus les durcissements de la loi qu’il entend proposer par amendements.
Cette loi sera la 30e depuis 1980. Quel est le problème avec l’immigration que vous ne parvenez pas collectivement à régler ?
Certains ont eu plus de résultats que d’autres. Les expulsions sous Nicolas Sarkozy étaient trois fois plus importantes qu’aujourd’hui sous Emmanuel Macron. Mais il y a eu un manque de courage. Le peuple français a été dépossédé de la maîtrise de ses frontières, notamment par un certain nombre de jurisprudences. C’est ce qu’il s’est encore passé, en septembre, lorsque la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a interdit à la police française de refouler des étrangers à la frontière italienne, au motif qu’elle devait leur laisser un certain délai pour quitter « volontairement » le territoire… Il nous faut entamer une révolution juridique. C’est tout l’objet de la proposition de loi constitutionnelle déposée par LR, discutée le 12 décembre prochain au Sénat. Celle-ci prévoit, notamment, d’élargir le champ de l’article 11 de la Constitution, pour permettre aux Français de s’exprimer par référendum sur la question de l’immigration. Aucun autre fait de société n’a autant bouleversé la société française. Et jamais, pourtant, les Français n’ont été invités à s’exprimer sur ce sujet. L’avantage du référendum est qu’il est sans appel. Son résultat est insusceptible de recours devant le Conseil constitutionnel. Les cours suprêmes ne se bornent pas à une froide mécanique juridique en interprétant strictement le droit. Elles créent leur propre droit, sur la base d’un logiciel qui considère que n’importe quel être humain dispose d’un droit opposable à immigrer et à s’installer où il veut. Nous, nous considérons que le droit le plus élémentaire des peuples est celui de choisir qui ils souhaitent accueillir ou non sur leur territoire. Il nous faut reprendre la main.
Dans ce cas précis, la CJUE a rappelé les règles de Schengen mais aussi du traité de Lisbonne, signé sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy…
Le traité de Lisbonne était une faute démocratique. Le Parlement a défait ce que le peuple français avait délibéré, par référendum. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai refusé, à l’époque, de le ratifier en tant que parlementaire. Une partie de la crise française s’enracine dans ce déni de démocratie. C’est d’ailleurs aussi ce traité qui incorpore, dans l’architecture normative de l’UE, la jurisprudence de la CEDH. Or, les cours suprêmes nationales et européennes sont dans une logique d’exaltation des droits individuels. Pour elles, ces droits sont la norme suprême : et tant pis si cette norme protège, non plus la société française, mais les individus dangereux qui s’en prennent à elle ! Alors certes, l’État de droit, c’est un juste équilibre entre des droits individuels et des droits communs. Nous avons évidemment besoin du contrôle juridictionnel du Conseil constitutionnel et d’une hiérarchie des normes. Mais l’État de droit, c’est aussi la souveraineté populaire. « Il ne peut pas y avoir de démocratie sans peuple », comme disait très bien Jacques Julliard. C’est pourquoi le texte proposé par Gérald Darmanin est d’une portée limitée : nous avons besoin d’une révision constitutionnelle pour reprendre totalement la maîtrise de notre politique migratoire.
Gérald Darmanin envoie des signaux à droite, en multipliant les annonces vers plus de fermeture. N’y aurait-il pas mieux valu partir d’un nouveau texte plutôt que de reprendre celui élaboré il y a déjà plus d’un an, dans un tout autre contexte ?
Le texte initial de Gérald Darmanin était insuffisant pour mettre fin au chaos migratoire. La commission des Lois du Sénat l’a renforcé en ajoutant 24 articles nouveaux aux 27 initiaux. Nous nous apprêtons à en ajouter encore une vingtaine. En réalité, il n’y a d’ores et déjà plus de texte Darmanin, dans le sens où il a été totalement transformé. Qu’importe le vecteur, c’est la force des mesures qui compte. Est-ce que oui ou non, nous allons sortir de l’impuissance ? La raison des multiples tergiversations sur ce texte est l’enfermement du ministre de l’Intérieur dans le « en même temps » présidentiel. Or, s’il y a bien un domaine où le « en même temps » condamneà l’échec toute politique, c’est celui de l’immigration: soit c’est la fermeté, soit c’est le laxisme, mais pas les deux.
La fermeté doit prévaloir pour envoyer un message très clair aux filières mafieuses qui sont les nouveaux esclavagistes des temps modernes. Ce sont eux qui orientent les flux migratoires en fonction de la fermeté ou du laxisme des législations des États européens. L’ambassadeur du Danemark, pays qui a réussi en quelques années à baisser de 82 % le nombre de demandes d’asile, m’a confié avoir vu les flux se réorienter hors de son pays immédiatement après l’adoption de mesures très fermes, alors même qu’elles n’avaient pas été encore appliquées ! C’est la preuve que si la mesure importe, le signal de la mesure importe tout autant ; c’est l’effet dissuasif.
Les pays européens ayant réussi à reprendre la main sur les flux migratoires ont réduit drastiquement l’attractivité qu’ils pouvaient avoir pour les étrangers en termes de prestations sociales ou d’octroi de la nationalité. Cette dimension est, en l’état, absente du projet de loi immigration.
C’est précisément ce que nous souhaitons ajouter ! Pourquoi les Danois, qui sont sociaux-démocrates, et les Allemands désormais, se sont aperçus qu’il fallait durcir leur politique migratoire ? Parce que vous ne pouvez pas conserver un modèle social généreux si vos frontières sont des passoires. C’est pourquoi nous allons supprimer l’aide médicale d’État (AME), qui en quelques années a doublé, en définissant un panier de soins pour restreindre son champ d’application. Nous voulons mettre fin au « visa étranger malade ». Nous allons également faire en sorte qu’une Obligation de quitter le territoire (OQTF) ait pour conséquence la radiation de tous les régimes sociaux. Pour ce qui est des allocations sociales non contributives, il faudra dorénavant au moins cinq ans de présence légale sur le territoire pour en bénéficier. En matière de droit de la nationalité, Gérald Darmanin n’avait rien voulu faire. Le texte est totalement muet sur ce point. Avec nos amendements, il n’y aura plus de nationalité automatique, les conditions d’accès à la nationalité seront resserrées à l’image de ce qu’ont fait nos partenaires européens : maîtrise de la langue, de la culture, des valeurs, etc. Il faut également envoyer des signaux de grande fermeté aux pays de départ. Nous voulons engager avec eux un bras de fer sur les visas et les aides au développement pour obtenir les laissez-passer consulaires nécessaires aux expulsions. Jamais aucun gouvernement de droite n’a fait ce que nous proposons de faire dans ce texte.
Pourquoi faire de l’article 3, qui prévoit la régularisation des étrangers travaillant dans les « métiers en tension », un casus belli quand, d’une part, peu de personnes seront concernées et, d’autre part, c’est votre famille politique qui a été à l’origine de ce mécanisme en 2008 ?
Nous sommes pris, aujourd’hui, dans un étau. D’un côté, on expulse toujours moins – le taux d’exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) est de 6,9 % en 2022 – et, de l’autre, on régularise toujours plus. Le ministre de l’Intérieur, pour faire plaisirà son aile gauche, souhaite créer un droit opposable, automatique, qui permettra à ceux qui sont entrés clandestinement en France d’obtenir un titre de séjour. Ce n’est rien d’autre qu’une prime à la fraude ! Il y a donc une différence, qui n’est pas de degré mais de nature avec le pouvoir discrétionnaire de régularisation du préfet qui prévalait jusqu’alors. Le préfet contrôle le fondement matériel du travail, mais il vérifie surtout le degré d’assimilation de l’individu. Avec l’article 3, cela ne serait plus possible. C’est un appel d’air que nous ne pouvons pas accepter : si demain, les clandestins qui travaillent sont régularisés, alors il y aura fatalement plus de candidats à l’immigration clandestine ! D’autant qu’avec 560 000 étrangers en situation régulière qui sont au chômage, avec 1,4 million de jeunes qui ne sont ni en formation ni en emploi, la France dispose d’un potentiel de travail inexploité. J’ajoute que l’article 3 s’articule avec l’article 4 du projet de loi. Ce dernier prévoit qu’un demandeur d’asile, issu d’un pays non sûr, ait dès le premier jour le droit de travailler. Si l’asile lui est finalement refusé, nous pouvons être certains qu’il restera sur le territoire français et sera régularisé au titre de l’article 3. Vous installez deux guichets ! Un premier avec la facilitation d’accès au droit d’asile, et une session de rattrapage pour tous ceux qui travaillent. C’est une folie.
Sur ce point précis, l’autre composante de votre majorité sénatoriale, le groupe centriste, ne vous suit pourtant pas.
Les centristes ont voté, comme nous, pour la fin de l’AME, la fin des visas étrangers malades, le contrôle du caractère sérieux des études pour les visas étudiants, les mesures de resserrement de la nationalité… Mais il est vrai qu’il y a, aujourd’hui, un blocage sur cette question de l’article 3. Il est clair que, pour nous, l’intérêt supérieur de la nation dépasse la seule question de la majorité sénatoriale. Si nous ne parvenons pas à trouver un accord sur la suppression de cet article, nous voterons contre ce texte. C’est un préalable. Et je n’accepterai pas de faux-semblant. Pas de jeu de bonneteau avec la transposition de cet article 3 dans une nouvelle rédaction, sous un autre article. Nous ne pouvons pas envoyer simultanément le signal que nous voulons restreindre l’immigration et en même temps encourager les régularisations.
Où en sont les négociations avec le gouvernement ? Que s’est-il passé lors de ce dîner avec la Première ministre, Élisabeth Borne, lundi soir ?
J’ai effectivement vu la Première ministre lundi dans le cadre de ses rencontres avec l’ensemble des présidents de groupe à l’Assemblée nationale et au Sénat. Elle m’a dit très clairement que cet article 3 ne se trouvait pas dans ce texte du fait de sa volonté. Elle est défavorable à un droit automatique au détriment du pouvoir discrétionnaire des préfets. Mais elle ne m’a pas dit qu’elle comptait retirer l’article 3 du texte. J’ai plutôt compris qu’elle laissait beaucoup de marge à ses ministres…
Comment expliquez-vous l’échec du parti Les Républicains aux européennes de 2019, peut-il en être différemment en juin 2024 ?
L’échec de 2019, ce sont deux roues qui ont tourné l’une contre l’autre : Emmanuel Macron et le Rassemblement national. Nous avons été pris entre ces deux meules. Les conditions seront différentes en juin prochain. Emmanuel Macron est usé. Il s’affaiblit chaque jour, en raison de son impuissance politique, de ses mauvais choix et du fait qu’il ne puisse pas se représenter en 2027. Je pense qu’une partie de l’électorat, qui déplore la naïveté de l’Europe, demande davantage de protection, de souveraineté. Nous pouvons avoir une voix forte parce que c’est la voix que nous avons toujours portée. Face aux macronistes, qui entraînent l’Europe dans une dérive d’affaiblissement, et face au RN qui a été parfaitement inutile au Parlement européen en votant, par exemple, contre le renforcement de Frontex, François-Xavier Bellamy peut porter une ligne exigeante de défense des intérêts français en Europe. Seul lui peut le faire. Les macronistes siègent au groupe Renew, qui est assez marginal au Parlement européen, alors que le PPE, où siège la droite française, est le groupe principal. Si demain, nous n’avons plus d’élus LR, il en sera terminé de l’influence française au sein du Parlement européen.
Certains élus, chez LR, sont assez fatalistes et recommandent d’enjamber cette échéance. Votre famille politique survivrait-elle à un nouvel échec ?
J’invite ceux qui voudraient enjamber les élections européennes à ne pas le faire. Si on trébuche demain, il faudra que l’on m’explique comment nous pourrons repartir dès le lendemain à l’assaut de la présidentielle. Nous serons terriblement affaiblis. Les européennes intéressent peu les Français mais, en tant que législateur, j’observe que l’Europe a acquis un poids considérable dans la fabrique de la loi. Cela exige que nos intérêts y soient défendus. C’est capital. Nous aurons le temps de nous concentrer ensuite sur l’élection présidentielle. Ne nous précipitons pas.